Interview
La technologie FHIR au service de la santé
Partageant le désir commun d'aider les patients et patientes et d'améliorer leur prise en charge, l'association Aura et l'institut médical de La Teppe se sont alliés pour standardiser les données médicales et intégrer la technologie FHIR au sein de l'institut. Derrière ce jargon technique, il y a surtout une réalité humaine qui donne du sens à de telles démarches. Interview croisée de deux humains concernés.
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Rencontre
Aujourd’hui, je rencontre Jean-Roch Lefort et Laetitia Clair qui vont me raconter comment ils ont collaboré autour de la conception d’un logiciel FHIR au sein de l’Institut médical de La Teppe. Cet Institut est un lieu d’accueil, de soins et de vie, spécialisé en épilepsie et santé mentale. C’est aussi un Living Lab qui collabore avec des projets de recherche comme celui porté par l’association Aura, qui réunit une communauté pluridisciplinaire autour de la conception d’un dispositif connecté de détection des crises d’épilepsie et d’alerte pour le patient.
Croiser le monde des ingénieurs, experts en systèmes informatiques, et celui des soignants qui travaillent au plus près des personnes atteintes d'épilepsie, a de multiples vertus. Partageant le désir commun d’aider les patients et patientes et d’améliorer leur prise en charge, leur partenariat les a amené notamment à intégrer la technologie FHIR dans l'établissement médical. FHIR pour Fast Healthcare Interoperability Resource, permet de standardiser les données de santé, associées à une interface de programmation applicative (API), pour favoriser l’interopérabilité des données sans compromettre leur sécurité. Derrière ce jargon technique, il y a surtout une réalité humaine qui donne du sens à de telles démarches. Interview croisée de deux humains concernés.
Juliette : Bonjour Laetitia, bonjour Jean-Roch, est-ce que vous pourriez commencer par vous présenter et me dire comment vous vous connaissez ?
Jean-Roch : Je suis ingénieur Système et Réseaux, je travaille notamment pour l’association Aura sur la conception d’un logiciel FHIR pour l’Institut La Teppe. Jean-Pierre (Mentor d’Aura) est venu me chercher pour ce travail : ils m’ont donné un tas d’informations, on en a fait un jeu de données, et puis Clément (Président d’Aura) et moi on s’est amusés à faire parler ces données. On est venu plusieurs fois à l’Institut La Teppe pour leur montrer ce qu’on faisait, et Laetitia a rebondi à chaque fois avec des bonnes idées et des étoiles dans les yeux !
Laetitia : Moi je suis infirmière dans l’Unité d'Insertion de l’Institut médical de La Teppe, et je travaille aussi à mi-temps pour l’Unité de recherche clinique. C’est dans ce cadre que j’ai pu collaborer avec Aura.
J. : Jean-Roch, peux-tu me parler du logiciel que vous avez conçu ?
Jean-Roch : Mon plaisir c’est de faire parler les données médicales ! À l’Institut La Teppe ils ont un vrac important de données anonymisées, enfermé dans un applicatif cher et pas forcément des mieux organisés. On s’est demandé ce qu’on pouvait faire de toutes ces données. On les a d’abord réorganisées dans un format standard, puis on les a fait passer par les technologies les plus accessibles qui existent. On a utilisé une base de données libre et gratuite (Postgresql), associée à un outil tout aussi libre et gratuit pour visualiser les données en graphiques : Grafana. Il y a deux choses importantes pour Aura qui nous ont amené à faire ce travail :
- D’abord, l’association met un point d’honneur à utiliser des formats standards pour permettre l’interopérabilité des données médicales. En structurant les données pour qu’elles soient universellement lisibles (grâce au format FHIR), on rend possible leur réutilisation (pour la recherche par exemple) et leur interconnexion avec d’autres structures médicales.
- Ensuite, on utilise toujours des logiciels libres, gratuits si possible, mais en tout cas ouverts. Tout ce que je fais pour Aura est ouvert et public, tout le monde peut regarder comment on a traité les données - mais pas les données elles-mêmes, évidemment, qui restent toujours à l'institut médical ! Ça permet d’être transparents, mais aussi de faciliter la modification et l’enrichissement de nos travaux. L’idée c’est qu’ils soient réutilisés par d’autres ! La philosophie du logiciel libre c’est que la connaissance n’est pas brevetable, elle est à partager par tous.
J. : Et du point de vue de l’Institut La Teppe, pourquoi ce projet est important ?
Laetitia : Nous à l’Institut La Teppe on brasse énormément de données, et on a centralisé toutes ces informations pour pouvoir les trouver rapidement quand on en a besoin. On utilise un logiciel métier pour Dossier Patient Informatisé (DPI). Tous les jours, les soignants y remplissent toutes sortes d’informations sur les patients épileptiques, dans des EBM de crises (type de crise, heure de la crise, durée, facteurs déclenchants, conséquences, etc). Mais pour visualiser de manière synthétique et pertinente ces informations, c’est compliqué. Soit on utilise le tableau d’évolution du logiciel, mais la lisibilité est limitée quand on a autant d’informations, surtout avec des patients qui font 15 crises par an. Sinon on exporte un graphique à partir d’un fichier excel pour pouvoir avoir une synthèse des crises lors des consultations, mais ce n’est pas non plus très concluant. Pour régler ça, on a d’abord fait appel à une start-up mais ça s’est avéré cher et compliqué avec les histoires de licences, on n’a pas pu aller au bout du projet avec eux. Du coup Aura nous a proposé de faire autrement, plutôt dans une démarche de prototypage.
J. : Vous parlez des visualisations de données pour les soignants. Est-ce qu’elles pourraient aussi être utiles pour les patients ?
Laetitia : Oui complètement ! Pour l’instant on va tester notre méthode de visualisation de données auprès des soignants de l’Institut La Teppe, mais ce serait bien de réfléchir à l’utilité pour les patients, dans un premier temps en consultation. Déjà, s’ils nous le demandent, on peut leur imprimer des courbes, mais l’idéal serait qu’ils puissent y avoir accès directement, par exemple à travers une application.
Jean-Roch : Le format FHIR permet d’avoir une structure simple, à partir de laquelle on peut imaginer pleins d’autres choses, créer d’autres applicatifs. On pourrait imaginer une application, avec par exemple un bouton à cliquer au moment où les patients prennent leur médicament : on aurait l’heure précise des prises dans et hors de l’Institut. Ces informations précieuses pourraient alors être reversées très facilement dans les visualisations de données et enrichir les graphiques pour la prise en charge.
J. : Maintenant que vous avez franchi une première étape, est-ce que l’outil répond effectivement aux besoins ?
Laetitia : En fait, on perd beaucoup de temps dans notre travail à gérer l’informatique. Je ne pensais pas que j’allais passer autant de temps devant des écrans quand je suis devenue infirmière… Grâce au format Grafana, on va en gagner beaucoup ! Par exemple, pendant les consultations, si on a besoin de savoir combien de crises un patient a fait sur une période précise, on clique juste sur un bouton. On a accès à des informations précises qu’on n’avait pas avant, on va même pouvoir identifier des potentielles erreurs de traitement grâce aux visualisations. Même dans les échanges avec d’autres médecins, on va pouvoir leur amener des compétences spécifiques qu’on a sur l’Institut. Il faut espérer qu’on puisse le faire sur d’autres logiciels DPI. Si chaque professionnel peut gagner du temps sur l’ordinateur pour être plutôt avec les patients, ce serait quand même génial !
En plus, l’outil est simple d’utilisation et accessible à tous les professionnels qui accompagnent quotidiennement les patients : les médecins, les infirmières, les éducateurs…
Jean-Roch : Grafana est un outil très souple : à partir de discussions avec les personnes qui vont l’utiliser, on peut facilement le modifier pour qu’il réponde mieux à leurs besoins. C’est contraire à l’establishment des logiciels où la moindre modification doit passer par un intermédiaire et une interface compliquée et chère. À partir de données qui existent, en les transformant selon des règles simples, on arrive à un produit tellement plus souple et malléable qu’on peut répondre en temps réel aux besoins des usagers. On fait en sorte que la personne sur le terrain ait le moins d’opérations possibles pour répondre à sa question.
J. : Justement, racontez-moi comment vous avez collaboré pour vous assurer que la conception technique corresponde bien aux besoins de l’usage. J’imagine que tu n'étais pas une experte des systèmes informatiques Laetitia, et toi un expert médical Jean-Roch !
Laetitia : Non c’est sûr, on a tous les deux fait un pas vers l’autre. En fait, ils m’ont bien expliqué comment fonctionnait Grafana, j’ai pu le tester, toucher à tout, et les remarques me sont venues toutes seules. On a fait beaucoup de visios pour échanger au fil de l’eau.
Jean-Roch : Le mode itératif est indispensable quand on touche deux mondes aussi différents. Eux ils ne se rendent pas forcément compte de tout ce qu’on peut faire. Nous on a l’expertise pour faire parler les données mais pas les connaissances et le vocabulaire médical pour savoir si c’est pertinent. Moi je me suis demandé : qu’est-ce que je peux leur fournir comme informations utiles ? Et Laetitia a dû se demander : est-ce qu’il n’y a pas une meilleure manière d’organiser les données pour qu’elles m’informent mieux ? Si ce dialogue est dynamique, fluide, cela rend les projets à la fois beaucoup plus efficaces et plus sympathiques.
J. : Est-ce que vous avez des exemples d’éléments que vous avez modifié après vos discussions ?
Laetitia : J’en ai trop en tête ! Déjà un exemple simple : je leur ai fait remarquer qu’il fallait qu’on puisse imprimer facilement les graphiques, pour que les patients repartent avec.
Jean-Roch : Aussi dans les prescriptions, on utilisait les noms des médicaments, mais on s’est rendu compte que pour pouvoir comparer les informations, il fallait plutôt parler des molécules actives et leur dosage. Tous les soignants ne connaissent pas par cœur les molécules de chaque médicament, et souvent la molécule active est la même dans des médicaments aux noms différents : on n'aurait pas pu le deviner.
Laetitia : J’ai un autre exemple ! Dans l’épilepsie, on utilise beaucoup les pourcentages parce que les éléments d’informations sur le patient nous intéressent par rapport au nombre de crises qu’il fait. On n’a pas besoin de savoir qu’on a utilisé cinq fois l’oxygène pour un patient, mais plutôt de savoir que ce patient à besoin d’oxygène pour 80% de ses crises. Ou que 50% des crises ont été déclenchées par un fort stress. Du coup ils ont mis les données sous forme de pourcentage par rapport au nombre de crises sur le logiciel.
J. : Pour finir, un mot sur ce que cette collaboration vous a apporté ?
Jean-Roch : Le médical c’est ce qui m’intéresse le plus, c’est proprement humain, ça donne un but et un sens à mon métier. Ce qui me tient à cœur c’est de me mettre à l’écoute d’un métier étranger au mien, et d’arriver à faire parler les données pour aider ces personnes-là. Je ne me sens jamais aussi utile que quand je vois Laetitia contente du résultat ! Plus j’apprends à maîtriser FHIR, plus je crois participer à un mouvement qui va dans le bon sens, sachant qu’aujourd’hui les données médicales sont difficilement accessibles car les gros éditeurs mettent en place des solutions fermées. C’est-à-dire qu’ils enferment ces informations et leurs usages, même s’ils ne les possèdent pas.
Laetitia : Ce qui m’importe le plus c’est d’améliorer la vie des patients, et c’est ce que je fais en participant à des projets comme celui-là. Je sais que si le médecin n’a pas les bonnes données, ça peut avoir des conséquences graves pour le patient. S’il voit par exemple qu’un patient fait beaucoup de crises, sans avoir l’information que toutes ses crises arrivent le matin, il pourrait surdoser son traitement, au lieu de simplement adapter l’horaire de la prise. En fait, on partage tous le même but : aider les patients à améliorer leur qualité de vie.
par : Juliette Grossmann
juliette.grossmann@aura.healthcare